J’interroge mes parents une à deux fois par semaine, je tiens un bon rythme, je les questionne individuellement. Ensemble, ils sont toujours très drôles mais c’est intenable, je n’avance pas, ils se contredisent constamment. Ils ne sont jamais d’accord sur la date, le lieu, l’événement, à croire que la réalité est toujours la fiction qu’on se raconte.
L’une des sociétés pour lesquelles travaillait mon père en indépendant lui a proposé une mission d’interprète en Syrie pour négocier un gisement. Mon père ne voulait pas mettre un pied dans ce pays. Il détestait Hafez el-Assad et cette habitude que le dictateur avait de considérer le Liban comme sa chose, mais ma mère l’a convaincu, le travail est bien payé et ils ne sont pas dans une situation où ils peuvent se permettre de dire non à une telle somme d’argent. Leur loyer est très élevé. Ils ont déménagé dans le fameux immeuble de dix-sept étages qu’ils ne quitteront plus jamais.
Mon père s’est donc retrouvé en Syrie. Il se rappelle très bien la frayeur qui l’a saisi au contrôle des passeports à l’aéroport de Damas. Il avait insulté tant de fois Hafez el-Assad à voix haute dans des cafés parisiens qu’il s’est imaginé qu’un espion l’avait entendu et dénoncé. Les services secrets syriens étaient réputés pour avoir des oreilles partout.
Dans le bureau d’un ministre avec qui son collègue et lui avaient rendez-vous, une immense carte était accrochée sur laquelle étaient tracées des frontières entre la Turquie et la Syrie, mais aucune entre la Syrie et le Liban. Quand il a remarqué ce manquement, mon père a commencé à trembler, à taper du pied, à se tourner les pouces. Son employeur français, assis à côté de lui, ayant remarqué l’agitation de mon père, essayait de le tempérer en lui écrasant le pied, « Calme-toi Kaïssar, calme-toi ! »
Le rendez-vous terminé, mon père voulait se rendre à l’hôtel.
– Pour quoi faire ? lui a demandé son boss.
– Je rentre à Paris, je ne veux plus rester ici, je n’ai rien à faire dans ce pays, a répondu mon père.
– Non, soit on part ensemble, soit on reste ensemble.
– O.K., mais je ne veux plus retourner chez ce ministre.
– C’est d’accord. Je te trouverai un remplaçant.
Le lendemain, mon père avait alors une partie de sa journée libre. Il a embarqué dans un taxi.
– Vous voulez aller où ? lui a demandé le chauffeur.
– Je veux que vous me fassiez faire le tour de Damas. Je veux compter le nombre de posters à l’effigie de Hafez el-Assad.
Mon père détestait Hafez el-Assad mais encore plus Khomeyni. Il avait acheté le recueil qui reprenait en français des extraits des trois ouvrages en farsi où l’ayatollah exposait ses principes politiques, philosophiques, sociaux et religieux. Ce livre, je l’ai dans ma bibliothèque. Parfois je l’ouvre et j’en lis une page au hasard. Page 118, chapitre sur « la femme et ses règles » : « Sodomiser une femme menstruée ne nécessite pas de paiement. »
Plus mon père lisait Khomeyni, moins il comprenait comment cet homme pouvait être pris au sérieux et suivi par des millions de personnes. Quand Saddam Hussein a déclaré la guerre à l’Iran, craignant qu’une révolution menée par les chiites d’Irak et soutenue par Khomeyni éclate dans son pays, mon père chantonnait chaque soir devant sa télévision : « Allez Saddam, allez Saddam, allez ! Allez Saddam, allez Saddam, allez ! » comme s’il assistait à un match de football.